LITTÉRATURE ET PSYCHANALYSE

LITTÉRATURE ET PSYCHANALYSE
LITTÉRATURE ET PSYCHANALYSE

Comment les apports de la psychanalyse peuvent-ils nous aider à apprécier les œuvres littéraires? Quel bénéfice la critique, quel profit l’art de bien lire et d’aider les autres à mieux lire peuvent-ils retirer d’un savoir qui vise principalement la connaissance et la correction des troubles de la psyché? Il y a quelque artifice à se dire étonné de la collaboration entre deux disciplines que beaucoup de choses rapprochent dès l’origine. Mais il y a autant de résistances, dans le public cultivé, à accepter l’idée que des spécialistes de la pathologie mentale viennent nous éclairer sur les belles-lettres, sur la naissance, le devenir, la signification des chefs-d’œuvre de la pensée humaine, alors même que, tout le monde le reconnaît par ailleurs, le génie des écrivains ne va pas sans un grain de folie, les jouissances qu’ils nous procurent plongent largement dans l’irrationnel, ou relèvent au moins d’une sorte de magie.

La littérature, ce sont des auteurs, des livres et des lecteurs. La psychanalyse, ce sont des concepts rassemblés en doctrine, des techniques d’exploration et des êtres humains qui se livrent corps et âme à l’écoute de ce qu’ils disent. On imagine volontiers que des liens de différente nature mettent en rapport ces composantes diverses. On admettra tout aussi vite que les conditions historiques du développement de la théorie freudienne et de l’évolution de la chose littéraire ont joué, continuent et continueront de jouer un rôle dans la façon dont se nouent des relations complexes. Il paraît être de bonne méthode d’observer les événements du passé avant de décrire la situation actuelle, mais il faut préciser d’emblée que nous n’aurons pas la facilité de suivre une série continue de métamorphoses: par l’effet du génie de Freud, tout fut envisagé dès le départ. Grâce à la diversité des penseurs et des courants de pensée, toutes les possibilités sont encore offertes, sinon exploitées, de nos jours. Comme il n’y a pas de création poétique sans mystère, il n’y a pas de prise sur l’inconscient sans intervention de l’inconscient: l’histoire des pratiques et des réflexions sur la pratique n’en est que plus délicate à démêler.

Schématiquement, toutefois, on repère tout au long du XXe siècle une évolution qui peut se caractériser par la formule suivante: de moins en moins l’homme, de plus en plus le discours. Pour éviter tout malentendu, précisons que cette phrase ne signifie nullement: Lacan a pris la place de Freud; il ne serait pas exact non plus d’entendre que les philosophes, linguistes et littéraires ont peu à peu succédé aux médecins du début, même si le nombre des analystes non médecins, théoriciens comme thérapeutes, s’est nettement accru (en France tout au moins) depuis les années 1960. Dès lors, on peut remplacer la formule ci-dessus par cette autre: non plus les auteurs, mais les textes.

Le surplomb de l’auteur

On ne s’attardera pas ici sur la fraternité qui unit en profondeur la culture littéraire avec la découverte et la mise en place de l’inconscient. Non seulement Freud était un connaisseur et un amateur des ouvrages les plus variés, qui consacrait une grande part de ses loisirs à la lecture quand il n’était pas en voyage sur le pourtour de la Méditerranée pour admirer les productions de l’art gréco-latin et égypto-hellénistique; non seulement il était de la race des écrivains authentiques, et l’on sait combien il se sentit honoré de recevoir le prix Goethe, mais deux des notions de base qui soutiennent l’édifice doctrinal de la psychanalyse ont trouvé le nom qui les désigne dans la littérature antique: l’œdipe chez Sophocle, le narcissisme chez Ovide. En outre, rien ne ressemble autant à une narration romanesque qu’un «récit de cas», pourvu que son conteur ait des lettres: or, de même que Socrate exigeait du philosophe qu’il soit d’abord «géomètre», la tradition analytique a toujours exigé du candidat qu’il n’entre en formation qu’après s’être richement doté de culture générale et pourvu d’un style original. L’écoute du patient requiert des qualités qui sont celles mêmes d’un artiste du langage, voire d’un poète.

Cette fraternité suffit à expliquer que dès les premières décennies du siècle les analystes aient mobilisé leur compétence pour «ausculter» les œuvres, prêter l’oreille à ce qu’elles ne savent pas qu’elles disent, et y reconnaître la parole d’un désir indicible. Ce qu’ils essayaient d’entendre, c’était l’inconscient d’un homme, exemplaire de l’Inconscient de l’Homme. Il était bien naturel que les psychanalystes d’alors, en commençant par le premier d’entre eux, aient du mal à perdre de vue l’artiste quand il leur arrivait de s’intéresser aux œuvres d’art: leur formation, acquise dans les facultés de médecine, leur profession de départ les préparaient d’abord à soigner des malades et à chercher comment élargir, assurer, perfectionner une doctrine dont ils devenaient à ce double titre les «docteurs».

Et lorsque Freud, curieux de tout, choisit comme objet d’analyse un petit récit publié en 1903, Gradiva de W. Jensen, les buts qu’il se fixa étaient de vérifier sur pièces que la folie peinte dans une fiction autorisait les mêmes procédures de diagnostic et d’interprétation qu’une pathologie dans la réalité, et que les rêves inventés par le romancier obéissaient aux mêmes lois que ceux de la vie quotidienne; aussi bien sut-il intituler son ouvrage: Délire et rêves dans la «Gradiva» de W. Jensen (1907). On constate en outre que Freud se déclare dans son étude bien près de traiter les héros comme des êtres vivants, faisant ainsi bon marché de tout ce qui dans une fiction est constitutif du personnage au titre de sa mise en scène et du décor qui l’encadre. En outre, il a essayé d’obtenir de l’écrivain, son contemporain, l’aveu que tel événement de sa vie était à la source de cette intrigue et de quelques autres. Cela revenait à transformer l’œuvre d’art en symptôme et à réduire, pour reprendre les termes fameux de Proust, le moi de l’artiste au moi de l’homme.

Cette manière de procéder, qu’on peut baptiser «médicalisante» pour l’expliquer, sinon la justifier, a donné le jour à deux séries de travaux. La première porte le nom de psychobiographie. Sa méthode a été définie, assez tardivement car la chose avait commencé sans le nom, par Dominique Fernandez, vers la fin des années 1960. Partant du postulat cher à Sainte-Beuve («Tel arbre, tels fruits») selon lequel on comprend mieux une œuvre si on fait la lumière sur la personnalité de l’auteur, le psychobiographe prolonge l’enquête vers la petite enfance de l’homme et le premier entourage familial, afin d’éclairer sa «personnalité inconsciente». Pour ne pas nous appesantir sur les difficultés doctrinales et pratiques d’une telle reconstitution effectuée de l’extérieur, en n’insistant pas sur la fragilité des témoignages (d’où qu’ils viennent, de la famille, voire de l’intéressé), relevons seulement ceci, qui est révélateur: deux des principales études ainsi réalisées, et fort éloignées dans le temps, s’intitulent L’Échec de... – Baudelaire pour René Laforgue (1931), Pavese pour Dominique Fernandez (1967) –, ce qui est pour le moins embarrassant devant des écrivains qui ont réussi leur œuvre à défaut de leur vie (et qu’est-ce à dire?). On se demande surtout en quoi une telle recherche concerne la littérature, en quoi elle permet de mieux apprécier les livres, ce génie, une écriture que nous admirons.

La seconde tentative, ou tentation, se nomme avec plus de légitimité psychocritique. Au moins veut-elle distinguer un homme de lettres de n’importe quel personnage ayant laissé des Mémoires ou ayant fait l’objet d’une chronique. Charles Mauron a bien reconnu la vanité et surtout le manque de rigueur de la psychobiographie. Il a fixé pour but à son approche critique de regarder d’abord et surtout les écrits littéraires des auteurs, d’en repérer les régularités et le système aussi bien dans la forme que dans le contenu, d’en dépeindre la fantasmatique de base (qu’il appelle le «mythe personnel») et de ne faire appel à ce que l’on sait par ailleurs, grâce aux correspondances, journaux intimes, documents divers, que pour confirmer l’intuition de l’interprète. Toute une technique est ainsi proposée qui permet, en «superposant» les textes, de dégager des noyaux de signification particulièrement prégnants, investis par l’écrivain d’une préférence révélatrice. Tandis que les psychobiographes prétendent retracer les cheminements inconscients d’une âme pour apporter un éclairage synthétique ou spécifique sur l’œuvre, le psychocritique explore ce qu’il pense être le sens inconscient des ouvrages constitués en une œuvre, puis il projette cette lumière sur la personnalité de l’écrivain – au risque de reprojeter ce savoir à la fois sur son propre travail tant que tout n’a pas été analysé (piège en forme de tourniquet) et sur un écrivain auquel cette opération impose par sa convergence même un inconscient délimité, chosifié (piège en forme d’idéologie positiviste, voire de métaphysique spiritualiste). Rien n’est plus ruineux pour un travail qui se veut analytique que la recherche d’une unité, sinon la présupposition d’une unité. Il n’existe pas un sujet inconscient unifié à la source de quelque activité psychique que ce soit, et pas davantage une figure inconsciente unifiable au terme d’une description psychologique: croire le contraire, c’est revenir à une pensée préfreudienne, ce serait remettre la Terre au centre du monde, Adam et Ève à l’origine des hommes.

Il existe évidemment un cas où ces dangers sont à la fois apparents et moins perturbants: celui des œuvres qui sont en totalité ou en majorité constituées d’écrits autobiographiques. L’indistinction de principe entre l’homme et le héros-narrateur semble rendre tout à fait légitime une exploration de l’auteur à travers l’œuvre. Avant d’en reparler, notons que l’individu ainsi pris en charge (ou en chasse) l’est en tant qu’aboutissement de son œuvre et non en tant qu’il en a été la source. Il devient un personnage, privilégié peut-être, mais non plus un auteur: Henry Brulard, fils désigné de Chérubin Beyle, est plus proche de Julien, Fabrice ou Lucien que de Stendhal, et l’exploration de son inconscient (voir le livre exemplaire de Philippe Berthier, Stendhal et la Sainte Famille) relève plus d’un «contrat de lecture» que du «pacte d’écriture» analysé par Philippe Lejeune dans une autre perspective. Une psychobiographie de Sartre qui aurait pris Les Mots pour point de départ aurait du mal à nous persuader qu’elle trace un portrait total et véridique de cet écrivain. N’est pas si fou en l’occurrence le poète qui déclarait:
DIR
\
Moi Antonin Artaud je suis mon fils,
mon père, ma mère
et moi/DIR

Somme toute, que l’activité littéraire soit toujours peu ou prou autobiographique ne permet pas de conclure que sa lecture freudienne doit ou simplement peut donner accès à l’âme de son auteur. Une œuvre d’art n’est jamais un document, sauf pour l’historien, le sociologue, l’ethnographe, et sur une si grande échelle qu’elle en perd sa singularité et en devient indistincte. Donc défigurée.

L’inconscient pour l’inconscient

Un léger retour en arrière nous conduit à prendre en considération une autre ligne des investigations de Freud en matière d’art. Sonder les grandes œuvres avec les outils de la psychanalyse donne parfois des informations sur l’esprit humain, plus particulièrement sur des constantes du comportement et des usages si fréquents, si répandus dans les différentes sociétés qu’on ne sait plus très bien dire qui, de la culture ou de la nature, en est responsable (le statut intermédiaire à cet égard des formations inconscientes permet de couper court aux spéculations). Les recherches sur les rites et les dogmes de la religion ont été fructueuses, ainsi que celles qui ont porté sur les systèmes de parenté, les croyances en l’au-delà ou certaines interdictions et sanctions coutumières ou juridiques. En dehors du champ institutionnel, les productions artistiques et spécialement les créations littéraires – épopée, théâtre, fable – se sont révélées riches elles aussi en renseignements d’ordre général sur ce qui importe à l’homme du point de vue psychique et caractérise sa dimension d’animal culturel. Dans ce type d’exploitation du domaine littéraire, au sens large de ce mot – c’est-à-dire en incluant les traditions orales qui forment l’embryon historique de tous les récits (mythologique, religieux, gnomique, social ou politique) –, dans ce champ de recherche, donc, ce sont bien les réalisations narratives elles-mêmes qu’on interroge, pour mieux connaître l’âme humaine et non pour confirmer la valeur d’une hypothèse scientifique. Différence d’accent qui a son importance.

Freud fut heureux, à un moment donné, de prouver que les fous de nos romans possédaient une organisation inconsciente souffrant d’un mal reconnu, que leurs rêves s’interprétaient comme les nôtres; mais, dans les essais plus tardifs, il s’est penché sur des œuvres littéraires afin de résoudre diverses énigmes de notre fonctionnement psychique. Il a repéré certains modèles de pensée dont les peuples de la terre avaient dès longtemps relevé l’originalité; ces modèles ont en général partie liée avec de grandes formes linguistiques et discursives, avec des effets rhétoriques, des genres littéraires, des expressions ou usages symboliques. On évoquera ici, sans insister, les pages que le maître de Vienne a consacrées à l’humour, à l’ironie, au comique parallèlement au mot d’esprit (Witz ), dans le livre qui porte ce titre: beaucoup d’exemples sont empruntés à la littérature. On citera, à l’autre extrémité de l’éventail, la célèbre étude du Thème des trois coffrets (1913), qui met en évidence des images (trois femmes), des conduites (choix mortel) et des motifs élémentaires (or, plomb) qui se rencontrent dans des œuvres appartenant à des genres, des époques, des cultures différentes – véritable travail de comparatiste qui prélude à une interprétation de style anthropologique. Surtout, on se gardera d’oublier et même de traiter cavalièrement l’analyse exemplaire de L’Inquiétante Étrangeté (1919): elle a jeté une lumière nouvelle sur le phénomène du fantastique, qui traverse un grand nombre de cantons dans le territoire de l’art.

Cette réflexion sur l’Unheimliche (terme allemand intraduisible sans périphrase ou néologisme – je propose «infamilier» – qui suggère la réapparition terrifiante d’un refoulé où nous refusons de reconnaître quelque chose de très intime, lié à notre passé infantile) s’appuie sur une lecture suivie du conte d’Hoffmann, L’Homme au sable. Cette lecture fait apparaître des dimensions inédites au sein du conte, où la rencontre des yeux arrachés avec l’angoisse de castration concurrence la contemplation de l’automate Olympia et le jeu des appareils optiques pour rendre compréhensible le suicide du héros, au terme d’un échec amoureux qui porte les couleurs de la mélancolie. Mais Freud va au-delà d’un parcours du conte pour lui-même. S’il ne prend toujours pas en compte la totalité du texte, préférant accompagner quelques séries de représentations dont il démêle l’enchaînement, il fournit en revanche un éclairage étonnant à certaines constantes de notre imagination, qui recherche paradoxalement son plaisir au sein même de ce qui lui fait peur.

Il n’y a guère que Marthe Robert qui soit allée plus loin dans cette direction lorsqu’elle s’est attachée, dans Roman des origines et origines du roman (1972), à établir des liens étroits entre le genre romanesque tout entier et une formation localisée, encore que très fréquente, le «roman familial des névrosés». Elle classe ainsi les fictions en deux genres, selon qu’elles reproduisent le schéma de l’enfant trouvé merveilleux qui s’invente une ascendance princière, ou celui du bâtard réaliste qui prend en compte la faute de sa mère avec un homme qu’il ne (re)connaît pas comme son père. De telles spéculations sont excitantes pour l’esprit. Elles n’apportent pas grand-chose, toutefois, au lecteur qui s’intéresse à ce qui se passe précisément dans les dessous d’un récit romanesque. On peut manifester une réserve du même type, accompagnée du même plaisir intellectuel, devant les analyses que Charles Mauron a effectuées sur le «genre comique» (1963) à partir des comédies de Molière, dans lesquelles un jeune premier, toujours, triomphe d’un barbon qui séquestre une femme à son profit. Il est vrai que le «héros» de ces pièces commet les exactions mêmes dont est victime le «héros» tragique, fatalité et grandeur en plus (Mauron a relu également les tragédies de Racine). Mais est-ce là ce qui donne du mystère à un Tartufe ou à un Alceste, à Bérénice ou à Britannicus?

Un cas qui retient l’attention, à cause de son unicité, c’est celui de Hamlet (le personnage) et Hamlet (la pièce) – ces deux noms figurant dans le titre d’un essai d’André Green. Il y a belle lurette qu’on s’est aperçu, Freud le tout premier et Ernest Jones à sa suite, que le drame de Shakespeare se présentait comme une reprise, rajeunie et complétée (compliquée, aussi) de la tragédie d’Œdipe roi : le père trahi demande à son fils comme preuve d’attachement qu’il tue sa mère – voilà l’œdipe inversé, qu’on appelle négatif et qui coexiste avec l’autre en chacun de nous – et le jeune Hamlet profite d’une représentation théâtrale de son histoire pour exécuter en la personne de Polonius un amant supposé de la reine – en jouant cette fois la version positive du complexe. On n’a pas fini de rêver sur le génie du dramaturge moderne qui a trouvé le moyen de conjuguer de la sorte le mythe illustré par Sophocle avec la prescience de ce que devaient découvrir et perfectionner les hérauts de la psychologie du XXe siècle. Multiples sont les leçons que donnent l’étude du prince de Danemark et le déchiffrement des détails foisonnants dont est riche une pièce universellement appréciée et maintes fois rejouée, pour ne pas dire «interprétée», devant tous les publics et dans toutes les langues du monde.

Cette dernière remarque n’est pas innocente: nous nous occupons dans ce chapitre d’une variété particulière d’œuvres littéraires, celles qui forment le patrimoine de l’humanité. Celles qu’on peut nommer «transculturelles et transhistoriques», dont on peut dire qu’elles ont un contenu si puissant, si puissamment universel, que la traduction, avec son cortège de méfaits et de maléfices, ne les déforme presque pas, ne les gâte que superficiellement, à peine les égratigne. Il existe une autre variété de ces œuvres: les contes de fées. Le fait qu’ils aient été longtemps colportés oralement n’empêche pas qu’ils appartiennent à l’ordre de l’écriture, bien au contraire: la sédimentation lente, souvent séculaire, grâce à quoi ils ont acquis le contour et le contenu inusables qui les caractérisent, est pour eux l’équivalent exact d’une composition, de la création par un artiste. L’artiste moule sa matière dans une manière inaltérable; la tradition orale, elle, utilise les mises au point infinitésimales qui se succèdent au fil du récit conté et raconté pour acquérir de son côté une authentique forme, inaltérable elle aussi, comme si elle avait été fixée sur un support graphique. La forme, qu’est-ce d’autre que du «faire-sens» peu à peu solidifié, devenu ossature, puis squelette, enfin schème porteur? Le rituel codifié du langage propre aux contes, la suite préréglée des épisodes, l’immuable début qui détemporalise («Il était une fois...»), l’immuable fin qui sanctionne d’un avenir sexuel le triomphe des héros («ils se marièrent, etc.»), qui affirmerait que ce sont des façons de conter plutôt que la substance de l’histoire? Les contes sont l’écriture du «On», chargée, surchargée des forces pulsionnelles que la collectivité sent palpiter au fond de ce qu’elle ignore d’elle-même et de ses lois de perpétuation. «Rêves primitifs de la jeune humanité», disait Freud.

Après d’autres qu’on a oubliés ou qui ont travaillé sur des corpus lointains (Géza Róheim fut l’un des plus aigus et tenaces, en Océanie et en Australie), il revient à Bruno Bettelheim d’avoir mis en vedette les histoires merveilleuses de notre Occident. On peut récuser en doute la pureté doctrinale de son freudisme, marqué par l’ego-psychology , se gausser de certaines naïvetés, on doit lui accorder le mérite d’avoir souligné l’importance pour les esprits frustes d’un univers de discours qui fonctionne de la même façon que les œuvres d’art pour les plus avancés. Le folklore des contes offre en quelque sorte des fantasmes en «prêt-à-porter», sur lesquels chaque inconscient individuel brode à sa main en se sentant délivré, par la généralité même de ces aventures, de l’angoisse de s’en croire seul, et coupable, dépositaire. Quel plaisir de faire comme tant de héros massacrant à l’envi marâtres, beaux-pères, ogres et sorcières, sans parler des frères et sœurs! Que de crimes commis avec la bénédiction supposée de Ma Mère l’Oye! Ce monde de fées apporte aux jeunes auditeurs plus de bénéfices en leur assurant par l’exemple innocence et liberté de rêver, qu’en leur serinant des leçons d’opportunisme ou de raison. Rares sont les artistes qui ont égalé la force de naturel, la capacité de résonance de ces récits.

Fantasme et fiction

Les œuvres nées de l’obscure tradition orale forment un point de référence commode. On y voit opérer en gros les mécanismes que la littérature dite grande présente dilués et déliés; on peut leur appliquer tous les modes d’approche psychanalytique que l’on veut. Du fait même qu’ils ne sont surplombés par aucune instance auctoriale (qui donc, hormis un spécialiste, se soucie de déceler en Grimm un homme, ou deux frères, ou une équipe de chercheurs?), il est possible de mettre en œuvre avec les contes un autre mode de lecture, un autre mode d’écoute qui fassent d’eux nos seuls partenaires, qui traitent les œuvres en valeurs authentiques, autonomes, dignes de considération pour elles-mêmes et non plus parce qu’elles reflètent un artiste ou un donné collectif. Les récits merveilleux prouvent qu’on peut lire en l’absence de l’auteur. En le plaçant, lorsqu’il existe, entre parenthèses.

L’adoption de ce style d’approche doit beaucoup, évidemment, à l’attitude structuraliste qui a prévalu dans notre culture durant la décennie 1968-1978, quand il fut à la mode de déclarer la mort de l’homme et le triomphe des dynamiques abstraites auto-organisées. Le prévisible mouvement de pendule qui s’imposedésormais, sans reconduire à la célébration idéaliste et idéalisante d’une personne «faite à l’image de Dieu», a réinstauré le privilège du sujet redevenu source de toute énonciation et pas seulement des énoncés. Le critique peut déplacer son champ d’action de derrière l’écriture à devant la lecture. Après le déchiffrement biographique, puis le décryptage des textes absolus, voici ce qu’on pourrait appeler la découverte du lecteur dans le livre – à l’instar de l’image dans le tapis de fameuse mémoire. Comment ne pas remarquer ce qu’une telle position a de conforme au projet même de la psychanalyse? C’est bien dans le droit-fil de la théorie freudienne que l’on envisage le face-à-face de deux inconscients dans le cadre de la page écrite: une psyché ici, là du sens en gésine, ici et là deux forces au travail pour se reconnaître.

Une fois encore revenons à nos contes, pour imaginer ce que pourrait être le geste d’y réverbérer son propre inconscient de «consommateur», d’y affronter ses propres fantasmes en tant que tels, de les rêver, en quelque sorte, au lieu d’y guetter la rumeur des générations humaines. Tout d’abord, on soulignera les rapports typiques qui se nouent entre le petit auditeur (parfois lecteur) et le jeune héros d’une aventure merveilleuse, rapport dont le trait le plus visible est l’identification. Nous savons bien que chacun de nous envie la riche existence des héros de récit, et jusqu’à leurs infortunes. Cela vaut également pour notre inconscient, même si ce destin que nous rêvons est autrement apprécié sur «l’Autre Scène» que dans l’éclairage de notre quotidien. Le petit enfant dont le surmoi n’a pas encore atteint sa pleine force répressive n’éprouve aucune peine, aucune gêne à devenir, à s’avouer qu’il aimerait être un de ces enfants modèles que le récit présente successivement comme victimes, puis comme bourreaux des figures parentales. De manière plus subtile, en rechignant quelquefois à assumer tel aspect de son caractère pour mieux s’accorder le droit de lui ressembler sur tel autre point, les adultes épousent aussi intensément la destinée des personnages de roman; ils s’en font des «idéaux». Nul doute que l’oscillation entre idéal du moi et moi idéal ne soit un facteur déterminant dans la séduction qu’exerce sur nous celui à qui nous attribuons sur l’échiquier de notre vie psychique un rôle aussi réel qu’à nos amis et familiers. Et que nous ignorions quelle place il tient sur le théâtre de l’ombre n’est sans doute pas le moins décisif au principe et au terme de nos choix existentiels.

Le personnage devient un «porte-manteau» auquel nous accrochons nos costumes de lumière ou nos défroques de gueux. Il est ce support de nos fantasmes qui nous ressemble comme un double, et sa mise à nu devrait constituer le secret d’une psychanalyse du texte bien conduite. Il y a au foyer de tout récit, fût-ce un roman à intrigues multiples, quelqu’un dont on raconte la vie exemplaire et qui est pour chacun de nous, sur tous les plans, un alter ego. Un miroir dans lequel nous nous rencontrons en pleine lucidité, pour notre joie ou notre déception; mais un ailleurs, aussi, où notre sosie inconscient ne nous offre que du plaisir, y compris le plaisir masochiste de deviner en lui quelque vérité déplaisante sur nous-même. «Fantasmer», est-ce autre chose qu’imaginer et rejouer des scénarios qui répètent certaines tragédies infantiles à la fois mal maîtrisées et indéfiniment fascinantes? S’identifier, autrement dit se reconnaître sous les masques présentés par la fiction, voilà bien le mécanisme qui assure la jubilation inconsciente du lecteur.

Ou plus exactement la jubilation inconsciente propre à ce mode de lire qui caractérise le «lisant», si l’on entend par ce mot chacun de nous lorsqu’il effectue une lecture narcissique de tel roman, avec lequel nous entretenons des liens fraternels ou quasi amoureux; lorsqu’il s’engage en entier dans l’aventure d’une participation, d’une substitution de rôles; lorsqu’il s’abandonne au divertissement dans une sorte de dessaisissement. Je m’invente autre, c’est-à-dire je me retrouve tel que jamais je ne fus tout en désirant l’être. Je m’affronte à des tares que je ne m’avoue pas, je réalise des souhaits que je ne saurais assumer comme tels, à plus forte raison tenter de réaliser. Tel est l’état d’esprit invisible dans lequel nous lisons d’une seule traite, sans reprendre haleine une histoire nouvelle ou cent fois dégustée: paralysés, obnubilés, asservis. Heureux et un peu absents, éperdument perdus dans ce héros de papier à qui nous déléguons notre pouvoir de jouir, et même celui d’être nous. Mais ce style de lecture n’a qu’un temps («la première fois»), ne va qu’à une circonstance («mon livre de chevet»). Car, lorsque le lisant se fait lecteur, quand il prête attention à ce qui le comble ainsi, une fois qu’il s’est dédoublé pour se regarder lire et pour récupérer son esprit critique, n’y a-t-il pas changement de vision, de perspectives, d’optique?

Oui et non. Le célèbre «Je me voyais me voir» de La Jeune Parque est une fausse fenêtre, en psychanalyse plus encore qu’ailleurs. L’essentiel n’est pas dans le double regard (ou la double présence), il est dans l’intercommunication des regards, ou faut-il dire dans le «regard-contre-regard», comme on parle de ce couple fécond que forment le transfert (du patient) et le contre-transfert (du psychanalyste)? Je ne suis pas hors de moi à simplement contempler ces images qui se surveillent à la queue leu leu: je deviens la pulsation, l’échange vibrant, oscillatoire, quasi fusionnel, des saisies et pénétrations qu’effectuent les yeux couplés, ou dirai-je accouplés? On peut parler d’extase. D’une extase contrôlée, mais contrôlée non pour en barrer l’exercice: pour en enregistrer la germination et les accomplissements fugitifs.

Il y a ainsi une lecture critique qui procède dans les allures de l’identification réciproque, et qui permet une exploration véritable de l’inconscient d’une fiction. On y célèbre en quelque sorte les épousailles d’un fantasme et de «son» lecteur. En soulignant l’adjectif possessif pour lui donner une valeur de réciprocité: c’est moi qui suis bel et bien le fantasme incarné du récit, et cela ne suffit pas de dire que le fantasme qui dormait dans l’œuvre (et qui, bien sûr, venait de l’écrivain, de l’auteur emporté par l’écriture) est mon ouvrage, voire ma «recréation». Voilà à quelle condition, voilà à partir de quelle attitude minimale il est légitime de parler d’une critique véritablement psychanalytique.

Faire l’interprétation analytique d’une fiction, cela consiste donc à utiliser devant un récit les mêmes dispositifs qu’un psychanalyste avec un patient. Cela suppose que le récit en question se reforme, se réorganise en une personne qui sera mon vis-à-vis. Cette personne pourra être le héros, ou le narrateur, ou une «voix» syncrétique constituée (ce processus a pour nom «condensation») par le télescopage, le chevauchement, la fusion de plusieurs visages en une figure: mon partenaire dans l’inconscient. Déchiffrer une fiction, ce sera donc construire puis faire parler cette figure, comme incarnant l’âme, le moteur et le résonateur fantasmatiques de cette histoire où je me devine impliqué du seul fait que je suis moi aussi un être humain, un sujet parlant.

Un transfert avec le texte?

C’est déjà quelque chose de poser dans le rapport à une œuvre singulière cet analogon du dialogue de deux inconscients comme mode privilégié de travail critique et psychanalytique – ici nous sommes en droit de dire textanalytique, selon le terme que j’ai proposé vers 1980. Cette façon de faire est productive. Et, pour montrer qu’elle a des répondants anciens, je citerai le «commentaire» (c’est son mot) de René Spitz dans un article de la Revue française de psychanalyse de 1934 consacré au Vagadu de Pierre Jean Jouve; le cas est particulier, et adapté à une analyse authentique puisque l’héroïne, Catherine Crachat, est elle-même présentée en cours d’analyse avec un médecin, mais le résultat de la lecture est très suggestif. On voit mal comment il est possible d’échapper à cette «séduction» du protagoniste lorsqu’on se plonge dans les récits pour ainsi dire monographiques – comme «Un cœur simple» et «La Légende de saint Julien l’Hospitalier» des Trois Contes, où Flaubert reconstitue toute la vie de Félicité ou de Julien. À beaucoup d’égards, cette manière d’écouter un texte imite, retrace les allures visibles de la cure. Mais qu’en serait-il avec Hérodias , où l’on ne sait quel fil saisir: le Tétrarque, par qui tout est vu, sa femme qui machine le crime, ou Jean-Baptiste, la victime?

N’y a-t-il pas quelque chose de trompeur dans l’assimilation entre lecteur-héros et patient-thérapeute? L’analyste est un être, en tout cas une fonction double: ce qu’il est pour lui-même ne rencontre que par ricochets ou par points de faufilage ce qu’il représente pour l’analysant, lequel est flanqué de l’enfant maudit qu’il cherche à n’avoir pas été. La partie se joue au moins à quatre, jamais à deux. Et puis, un récit se réduit-il vraiment à la stature d’un héros? Parler de texte en opposant ce terme à celui de fiction permet déjà d’éclaircir le problème. Il y a une fâcheuse, une ruineuse tendance chez les lecteurs à penser que la fiction est d’abord, voire exclusivement un raccourci de vie, cette aventure qu’on exprime en disant que «c’est l’histoire d’une femme qui...», en négligeant ainsi l’écriture précisément, ce qui rend un grand roman impossible à résumer. Ce qui s’est appelé le Nouveau Roman a été une tentative pour mettre en relief ce phénomène de façon radicale. Il n’y a plus de personnage, plus d’intrigue, plus rien qui soutienne un désir de s’identifier, de vivre une histoire par procuration. Alors? Que se passe-t-il entre texte et lecteur, qui fasse attrait, attraction pour engager et entretenir la reviviscence ou le travail du sens?

Au-delà des épousailles avec le fantasme de la fiction, il est possible d’instaurer une lecture des œuvres qui soit encore plus proche des exigences majeures de la psychanalyse et qui rende mieux compte des émotions souterraines du lecteur. Appelons cette opération: transfert avec le texte. On comprendra par cette formule une attitude d’entente et d’écoute qui se rende perméable à tous les effets d’inconscient qui naissent à l’occasion de la rencontre avec l’écrit et qui font d’elle une découverte de soi comme autre, dans l’autre, mais non analogue à l’autre.

Avant et afin d’explorer un peu cet état d’esprit différent, n’oublions pas de préciser qu’il s’ajoute aux efforts précédemment décrits pour entrer dans le travail inconscient du texte. Il peut, dans le meilleur cas, les prolonger, les accomplir. Il ne demande pas une conversion, il invite chacun à un plus total abandon, à une plus libre assomption de son engagement, de sa mise en résonance avec tout le texte. Deux points sont à considérer. D’abord, le texte en tant qu’il excède la fiction. Quand on résume cette dernière, on procède à l’inventaire des principaux moments d’une biographie plus ou moins mouvementée: portraits, actions, paroles d’un simulacre de vivant. Mais un récit digne du qualificatif «littéraire» n’entretient que des rapports lointains avec un dossier de police ou un reportage de journaliste: il raconte hors les faits, il fait vivre sur les marges de la reconstitution objective. Que serait Marcel, le Narrateur de La Recherche , si on le réduisait à ce qu’il fait et dit, à ce que Proust déclare qu’il est? Il faut tenir compte dans le texte des descriptions (que les jeunes lecteurs de Balzac refusent, «sautent») et des «détails» du décor. Il faut peser la rhétorique d’un monologue, ne pas négliger la portée des citations, prendre en compte l’ordre, la répétition, le poids secret des métaphores (fussent-elles devenues clichés). Il faut se laisser aller à la charge «poétique» des mots, et même des mots d’esprit, qu’ils soient ou non tels par calcul de l’auteur... Un seul exemple, minuscule mais décisif. Flaubert écrit de Félicité: «Elle avait eu, comme une autre, son histoire d’amour.» Puis, après un alinéa, par une sorte de rétrospection, il entreprend de raconter sa vie jusqu’à cet âge des premières amours; et le paragraphe commence: «Son père, un maçon, s’était tué...» Comment ne pas entendre à la suite «son histoire d’amour-son père», comment rester sourd, sous prétexte d’une ligne sautée, à cet enchaînement de la fille au père?

Ce type d’écoute est souhaitable pour tous les ouvrages que la densité, le «serré» de leur écriture, permet de traiter comme des textes. Le seul véritable problème est celui de la dimension de l’ouvrage. Il est sûr que les textes courts (poèmes, contes nouvelles) nous offrent une possibilité d’imprégnation plus vraie, un contact plus étroit. En outre, ils ouvrent la porte à des reconstructions de meilleur aloi, car l’exposé s’appuie sur un nouage de fils interprétatifs moins nombreux, les figures qu’on y restitue ont une vigueur qui fait évidence – c’est-à-dire qu’elles se révèlent capables d’ébranler le lecteur jusqu’au tréfonds, et c’est à cela qu’on juge de leur validité. Mais il est un genre littéraire qui impose cette pratique: l’autobiographie. En effet, l’ineffaçable présence, ou la prestance, du triple sujet (écrivain-narrateur-héros) a un pouvoir de fascination sans équivalent. Or, bon gré mal gré, l’artiste qui relate par écrit son existence, ou qui dessine son autoportrait, à la fois peint son image comme il la sent et essaie de se découvrir tel qu’il ne se connaît pas. Notre seul atout pour éviter le piège de la méconnaissance, c’est notre aptitude à «lire le texte», en mettant entre parenthèses les vues sur lui-même que cherche à fixer ce manipulateur tricéphale. Serge Doubrovsky a triomphé, dans La Place de la madeleine , de la difficulté d’étudier une œuvre considérable. D’autres, dont je suis, aux côtés de Jean-Pierre Richard et Philippe Lejeune, ont préféré un travail plus myope, là encore sur des fragments. La question de la délimitation du texte «idéal» n’est pas plus facile à résoudre que celle de la durée d’une analyse.

En somme, quand un écrivain nous raconte une histoire, il donne à voir une copie d’être humain et un fac-similé de son curriculum vitæ; mais il donne à entendre le mystère d’une âme, et il nous appartient de faire travailler notre âme sur les apports de cette écoute. J’ai dit: tout le texte; je dis maintenant: à pleine entente. Ce n’est pas un jeu de mots, une astuce d’exposition. Il y a dans la considération du personnage (ou de la fiction en général) une position qui sent son introspection, et qui se trouve sous la menace d’une capture imaginaire; ébloui, je ne verrai rien d’autre, je ne verrai pas l’autre, je serai prisonnier du Même, conscient et préconscient, et l’accès à l’inconscient me restera fermé. Car il passe par l’oreille, non par les yeux. Emblème: l’analyste est dans le dos du patient, pas en face de lui, la vérité advient par les mots, et eux seuls. Le héros qu’on «se représente» a de fortes chances d’être un leurre, un mirage pour notre désir inconscient, qui écoute les yeux fermés ce que lui murmure le texte. C’est ici l’inverse exact du théâtre, où les acteurs nous en disent plus par leurs mimiques, gestes, voix, déplacements, que par leur «texte». Un poème, une page de roman importent par le sillage de mots qu’ils laissent et où nous allons évoluer plutôt que par le voyage vers lequel ils se précipitent sous un soleil aveuglant. En littérature, le sublime tient au fracas dans l’éblouissement, le beau naît du silence dans le recueillement.

Dire d’un homme de lettres qu’il est brillant, c’est lui reconnaître du talent, rien de plus. L’écrivain de génie sait de tout temps qu’il est imprudent d’éberluer son public par trop de brillances, de lui faire subir tous les prestiges du «vécu», enfin de l’écraser d’images. Il a souci de chercher une musique de mots qui circonvienne, des phrases qui vous arrachent aux sidérations narcissiques, qui nous dépersonnalisent à la mesure de son propre effort pour s’«impersonnaliser». Faute de quoi son livre serait une lettre, son aventure une confidence, sa fantasmagorie une séance sur le divan. Or suis-je son frère, son ami, son psychanalyste? Non, et c’est tant mieux, car en pareil cas le cercle du public serait vite clos, trop tôt daté. Tout le monde commence à savoir que l’introspection est la négation et le connaître de l’analyse: se vouant à voir, le «lisant» se perd en croyant se saisir; il «s’abandonne» à sa lecture, il manque l’œuvre et l’œuvre le manque. Le lecteur n’a de chances de se trouver que parce qu’en écoutant il ne peut faire qu’en même temps il ne s’écoute. Je me vois unique, je m’entends multiple, et voilà ma chance de métamorphose. Une chance égale à celle qu’a pu courir, à force de peines et de joies mêlées, l’écrivain qui a mis en jeu dans son écriture la transfiguration de sa vie en destin.

Relancer le désir indicible

Il reste un point que nous n’avons pas abordé, le plus délicat peut-être de tous ceux qu’il a fallu aborder pour faire le tour de ces problèmes. Celui en tout cas sur lequel on aura bientôt compris qu’aucun critique n’ose s’expliquer longuement. Celui de l’écriture critique même.

On sait quelles querelles – quelles ambitions de scientificité, quel éloge de l’impressionnisme, quelles accusations en retour d’élitisme ou de rabaissement – a suscitées depuis des années le souci de procéder dans les sciences de l’homme avec la même rigueur que dans les sciences exactes. On sait aussi que le public cultivé a eu du mal à accepter l’envahissement des belles-lettres par des «méthodes» de description et d’interprétation calquées sur les disciplines qui se vouaient à l’élaboration d’un savoir (linguistique, ethnologie, etc.). L’appellation de critique littéraire, une fois mises à l’écart les diverses spécialités de l’histoire littéraire, connote depuis toujours un art de l’essai, un goût et si possible un talent de bien écrire. Comme s’il était obscurément question de rivaliser avec l’art de la fiction et de la poésie. Surtout, parce qu’il était de toute nécessité de relayer des écrits pleins de suggestion par un commentaire lui-même suggestif: en contrepoint à un discours-Soleil, on désirait au moins un discours-Lune!

Laissant leurs embarras aux autres modes d’approche du texte, je ferai état pour terminer de ceci: pour la critique textanalytique, la qualité de l’écriture est une exigence à proprement parler théorique. Pour moi, les lecteurs sont d’emblée présents dans mon travail, nécessaires à l’interprétation, pris dans une stratégie d’écoute: sans eux, je dialoguerais avec mon texte, et chacun sait bien que le psychanalytique suppose une relation au minimum triangulaire. Si je suis seul avec le texte, je le regarde, il me contemple de ses yeux fantomatiques, et rien n’a lieu qui fasse effet de vérité inconsciente, rien ne peut se manifester, surgir entre nous: il n’y aura pas d’«entre-prêter». Pour qu’il y ait de l’interpréter, il faut qu’un autre se fasse prendre en compte comme interposé et entremis. Dès que je cesse d’être un lisant pour me faire lecteur, je lis avec quelqu’un qui devra me lire. Mes mots rêveurs sur les mots rêveurs du texte, il faut, virtuellement, que quelqu’un rêve sur eux.

L’inconscient, c’est l’indicible-comme-tel. Comment prétendre l’obliger à se dire, comment le dire autrement qu’avec une charge d’indicible? La difficulté s’impose alors de découvrir l’écriture qui saura relancer le désir du texte, un langage et un style capables de prolonger dans les autres cette vibration secrète que le texte suscite en moi autant que je l’incite en lui? Dire au-delà du dire , quel regard de Méduse, mais aussi quelle Andromède attendant Persée s’il réussit à enfourcher Pégase, son cheval ailé!

Encyclopédie Universelle. 2012.

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